Rencontre un soir de Noël …

Jean essayait de faufiler son chariot à travers les longues files de clients qui s’agglutinaient devant les caisses du supermarché. En temps normal, il aurait pris plaisir à observer les gens autour de lui…à détailler leur tenue vestimentaire…à observer leur petits gestes…et essayer d’imaginer leur vie. C’était un de ses passe-temps favori. Mais ce n’était pas le jour ! IL grommelait au fond de lui-même tout en jouant des coudes : encore une place de gagnée ; aujourd’hui, chacun pour soi…Annie, son épouse l’avait appelé au bureau à la dernière minute : elle venait de s’apercevoir qu’il lui manquait des choses pour le repas de Noël. Une corvée dont il se serait bien passé !
Enfin, la sortie. Il poussa son chariot, ralenti par les manœuvres des voitures et évitant les gens qui marchaient tête baissée pour se protéger de la neige qui tombait presque à l’horizontale, poussée par un vent glacé. Quand il quitta le parking, une voix à la radio rappelait que ce soir encore, des gens allaient coucher dehors et mourir de froid…le soir de Noël.
Le froid vif et les flocons de neige qui tournoyaient dans le halo des phares lui rappelèrent les Noëls d’autrefois. Le souvenir des messes de Noël de son enfance avec ses chants lui revint en mémoire. IL essaya de se rappeler la dernière fois où il avait assisté, mais c’était il y a trop longtemps… croyait il encore dans la naissance de Jésus ? autrefois, oui, mais maintenant ? mal à l’aise, il refoula cette pensée. Elle revint pourtant, lancinante. Il réfléchit sur sa vie : que lui manquait ‘il ? il avait une femme aimante, une fille en bonne santé, un travail agréable et rémunérateur, des amis fidèles, une belle maison avec piscine, une grosse berline, alors, « what else » ?… Et pourtant, il ressentait parfois en lui comme un manque, un vide à combler…comme ce soir.
19h30…dans 20 minutes, il serait chez lui. Pendant la pub, il changea de station de radio, espérant capter quelques chants de Noël. Il tomba sur le bulletin météorologique qui recommandait la plus grande prudence aux automobilistes pour cette nuit : neige, verglas étaient annoncés. Puis la voix du journaliste se fit un peu plus grave pour annoncer que cette année encore, des personnes âgées, des malades, des chômeurs passeraient ce réveillon de Noël seuls…et que la nuit dernière encore, deux clochards étaient morts de froid dans les rues de Paris.
Jean se sentit mal à l’aise à la pensée des bonnes choses qui l’attendaient à la maison alors que d’autres auraient froids, la faim au ventre…il culpabilisait de tout cet argent dépensé pour un seul soir. C’est vrai qu’il aurait pu en donner une partie ; il essaya de se rassurer en se disant qu’il ne connaissait personne autour de lui qui soit dans le besoin…et puis, zut ! avec la vie de dingue qu’il menait, il pouvait bien se permettre un peu de plaisir en famille. Mais pourquoi sa conscience revenait elle si souvent à la charge ?
Il neigeait de plus en plus fort. Le nez collé au pare-brise, Jean essayait de deviner la route à travers les tourbillons blancs. Soudain, il donna un brusque coup de volant sur la gauche…oui, il avait bien vu : là, une forme humaine marchait péniblement sur le bas-côté, courbée, presque en titubant. Encore un ivrogne, pensa t’il…Mais que faisait cet homme sur cette partie de route déserte ? peut-être va-t-il vers les maisons en contre bas, se dit-il en continuant sa route. Mais les paroles du journaliste lui revinrent à l’esprit. : « la nuit dernière, deux clochards sont morts de froid »…
Il fit demi-tour, et arrivé à sa hauteur, il lui demanda où il allait. L’homme le regarda sans répondre. La buée de son haleine avait gelé sur les chiffons qui entouraient son cou. Ses longs cheveux étaient couverts de neige et collés sur son front. Jean lui ouvrit la portière et lui demanda où il pouvait le déposer. L’inconnu monta dans la voiture, secoua lentement la tête et d’un geste vers sa bouche lui fit comprendre qu’il était muet, puis lui fit signe de continuer sa route.
Me voilà dans de beaux draps, pensa Jean en redémarrant. Que vais-je faire de lui ? ses pensées s’entrechoquaient dans sa tête pendant qu’il concentrait toute son attention sur la route. Puis, soudain, le moteur de la voiture toussota, et après quelques soubresauts, cala dans un virage. Jean ouvrit le capot et dirigea le faisceau de sa torche vers le moteur. Les flocons de neige s’engouffraient sous le capot et fondaient sur les parties chaudes avec un petit chuintement. Ses connaissances en mécanique étaient limitées. Il bougea quelques fils, vérifia les niveaux, puis essaya en vain de remettre le moteur en route. Quand il ressortit de la voiture, l’homme le suivit. Sans un mot, il lui prit la torche, posa ses mains sur le moteur et après quelques instants, fit comprendre à Jean de remettre en route. Au premier tour de clef, le moteur repartit avec un bruit joyeux…
Il neigeait de plus en plus fort. Jean, le nez à nouveau collé contre le pare-brise remercia son passager et lui partagea son inquiétude sur l’état de la route. Il ne reconnaissait plus le paysage sur les bas-côtés. Son attention était tellement centrée sur le faisceau des phares qu’il avait dû s’écarter de son chemin sans s’en apercevoir. Où pouvait-il bien être ? L’inconnu lui prit le coude et lui fit signe de faire demi-tour. Jean sursauta, comment pouvait-il savoir ? lisait-il dans ses pensées ? mais sans autre choix, il obéit et fit demi-tour. Arrivé à un croisement, l’homme lui fit signe de virer à droite. Jean eu un moment de panique : comment pouvait-il savoir où il allait ? lui-même ne reconnaissait pas le chemin.
Pendant ce temps, Annie et leur fille Louise finissaient de dresser la table du repas de Noël. Louise réfléchit puis demanda à Annie :
– dis Maman, on pourrait rajouter une assiette pour l’inconnu ou le malheureux de passage ?
– qu’est-ce que tu racontes ? pourquoi parles-tu de ça ? On n’attend personne.
– Tu es sûre ? mon amie Maryam m’a dit que chez elle en Arménie, on garde toujours une place à table pour un malheureux le soir de Noël.

– Oui, ma chérie mais on est en France et ce soir, on ne sera que tous les trois avec Papa…il tarde d’ailleurs à venir, il devait y avoir beaucoup de monde au supermarché.

Tout en roulant, Jean se mit à réfléchir à ce qu’il allait pouvoir faire de lui en cette nuit de Noël. L’inviter à leur table ? il était si mal habillé qu’il risquait de faire peur à sa fille ; de plus, il ne parlait pas. Lui proposer la pièce au sous-sol jusqu’au lendemain et avertir les services sociaux ? …Oui, c’est ça, pensa t’il. Je mettrai le chauffage dans la pièce, j’ouvrirai le canapé, je lui donnerai à manger et demain matin je l’emmènerai au secours catholique…je lui donnerai mon vieux manteau qui est presque neuf, les bottes de neige que je ne porte plus et mes vieux gants de ski pour remplacer les chiffons qui entourent ses mains…
Et si je l’invitais quand même à notre table ? il ne va quand même pas passer la veillée de Noël seul ? …comme il entrait enfin dans l’allée menant à sa villa, il quitta la route des yeux et se tourna vers son passager pour lui proposer de partager le repas de Noël avec eux…son coeur bondit. La surprise était telle qu’il fit une embardée et failli sortir du chemin : le siège à côté de lui était vide !
Seule une petite enveloppe attira son regard. Les doigts tremblant, Jean en sortit une petite feuille de papier froissé. Ce qu’il lût le bouleversa … « car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous m’avez accueilli ; nu et vous m’avez vêtu ; j’étais malade et vous m’avez visité ; j’étais en prison et vous êtes venus vers moi »…
Plus bas, il était écrit : « Jean, je te le dis, dans la mesure où tu as fait cela à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que tu l’as fait » …Mais je ne l’ai même pas fait, pensa Jean très fort…une autre pensée s’imprima très fort dans son esprit, comme si l’inconnu lui parlait à l’oreille : « Oui, mais j’ai lu dans ton coeur que tu en avais l’intention, cela me suffit…profite de cette soirée avec ta famille et n’oublie pas de rappeler à ton épouse et à tes enfants que je suis réellement venu en chair vivre au milieu des hommes et que j’ai donné ma vie sur la croix pour racheter vos péchés et vous donner la vie éternelle en mon nom. »
Quand Jean entra dans la cuisine, couvert de neige et les victuailles serrées dans ses bras, son visage brillait comme une lampe. Louise se jeta sur lui en criant :

– Ouais, chouette, papa amène encore des cadeaux !
– Ce ne sont pas des cadeaux, ma chérie, la reprit Annie, ce sont des aliments pour le repas de Noël…mais qu’as-tu Jean, tu as l’air ailleurs ?
– J’ai fait une rencontre…
– Tu as rencontré le père Noël en chemin, lui demanda Louise ?
– Non, mais un ange ou Jésus lui-même, je ne sais pas… il sortit l’enveloppe de sa poche et la leur montra.
– C’est quoi papa ? il n’y a que du papier froissé à l’intérieur…

Alors Jean leur raconta l’histoire de l’inconnu rencontré en chemin…les faits étranges qui s’étaient produits pendant le trajet…son hésitation puis sa décision de l’inviter à leur table…et sa disparition soudaine de la voiture…et cette lettre sur le siège passager…un long silence suivit que personne n’osait briser. Puis, Louise s’exclama :

– Tu vois maman que j’avais raison de mettre une assiette supplémentaire ; papa a rencontré le malheureux en chemin.
– C’est quoi cette histoire d’assiette, demanda Jean.
– Oh, ce n’est rien. Maryam, la copine de Louise lui a expliqué que chez eux en Arménie ils mettaient toujours un couvert de plus le soir de Noël pour un malheureux de passage.
– Dis Papa, je pourrais le rencontrer moi aussi ton malheureux ?
– Oui, ma chérie, ton frère et maman aussi, tous les gens qu’on aime et même les autres…. « Il a dit : voici que je me tiens à la porte et que je frappe ; si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai et je souperai avec lui »

Louise réfléchit un moment, puis dit :
– Alors éteignons la télé et ne faisons pas trop de bruit pendant le dîner…je ne voudrais pas le rater s’il repasse ce soir et qu’il frappe à la porte …

%d blogueurs aiment cette page :