C’est devant cette icône, écrite par Soeur Françoise en 1986, suivant les indications de Père Christian alors supérieur de la Communauté, que les Frères ont prié dans leur chapelle en Algérie jusqu’au jour de l’enlèvement dans la nuit du 26 au 27 mars 1996.

© Oeuvre originale de Soeur Françoise MENETRIER
Le CHRIST, représenté en majesté dans « le geste invaincu de l’Amour embrassant le monde » en habit blanc qui évoque la Transfiguration et drapé de rouge pour signifier sa royauté, les yeux ouverts, les mains tournées vers le haut et tenues par des étoiles de lumière symbolisant son amour pour tous les hommes, est montré ressuscité comme écrit sur l’écriteau (en arabe) : « Il est ressuscité »
« C’est l’amour, et non les clous, qui le tenait fixé à ce gibet que nous lui avions taillé. » (Père Christian de Chergé)
Une homélie de Christian de Chergé relate un dialogue qu’il a eu ave cun ami de la communauté de Tibhirine, un ami soufi, c’est à dire appartenant à une confrérie musulmane:
«Quand tu regardes une image de Jésus en croix, combien vois-tu de croix?» demande le chrétien.
«Peut-être trois … sûrement deux.
Il y a celle de devant et celle de derrière» répond le musulman. La croix dite “de derrière” est le morceau de bois sur lequel Jésus a été cloué… Pour Jésus, cette mort sur la croix a été la conséquence de la violence humaine. C’est le versant passif et négatif de la mort de Jésus: une croix subie, une croix qui barre l’avenir, qui empêche tout mouvement, qui bloque tout.
Les chrétiens ont pris l’habitude, depuis de nombreux siècles, de représenter cette croix, de la mettre sur les murs de leurs églises, sous forme de crucifix ou de peintures, ou de la porter avec une chaîne autour de leur cou. Mais n’oublions pas que, dans les premiers siècles du christianisme, il n’allait pas de soi de représenter le Christ autrement que sous forme symbolique. Une fois cette possibilité admise, en Orient, on avait d’abord peint des icônes donnant à contempler un Christ triomphant, même sur la croix, un Christ de majesté ou un Christ juge.
Puis, peu à peu, en Occident, c’est un Jésus souffrant et mort -avec la couronne d’épines, du sang qui s’écoule des plaies, un corps décharné et affaissé, presque nu, les yeux fermés, les mains tournées le bas -,qui a été le plus souvent proposé à la vénération des chrétiens.
Ces représentations du Christ souffrant témoignent, d’une part, d’une théologie marquée par l’importance de la Rédemption par les souffrances et la mort du Christ en croix. D’autre part, ces représentations ont aussi permis à des générations de croyants de s’identifier à Jésus partageant leur condition difficile de malades, d’exclus, de pauvres, etc.
On retrouve sur l’icône de la croix de Tibhirine, icône récente peinte spécialement pour le monastère par une ermite de l’Ardèche, toutes les composantes de base d’une icône de type byzantin. On peut voir tout en haut le doigt créateur du Père, seule représentation autorisée du Père. De chaque côté de la croix, se tiennent Marie et Jean, représentation tout à fait traditionnelle de la crucifixion. Marie a une position d’orante, les mains levées.
Remarquons aussi que l’inscription qui figure sur le bois de la croix n’est pas le traditionnel écriteau “le roi des juifs ”en latin, en grec ou en hébreu, mais il est écrit en arabe: «il est ressuscité», salutation traditionnelle des chrétiens orientaux le jour de Pâques (« il est vraiment ressuscité! »).
L’homélie sur la croix glorieuse affirme que la croix “de devant” est celle qui vient de Dieu, qu’elle a été créée par Dieu. Cette croix, c’est cet homme qui a les bras étendus pour embrasser et pour aimer, «croix de chair créée pour l’amour à l’image de Dieu», dans «le geste invaincu de l’Amour embrassant le monde», un geste d’accueil, d’ouverture, une attitude d’amour et de pardon.
Contrairement à ce que certaines spiritualités ont pu laisser penser, la croix n’est pas une manière de faire de Dieu! Ce n’est pas la volonté de Dieu de clouer qui que ce soit sur une croix. Christian de Chergé fait la différence entre une manière de faire et une manière d’être. Donc la croix est une «façon d’être de Dieu», bras ouverts, bras étendus pour embrasser le monde entier.
En gommant le bois de la croix, laissons apparaître cette croix de chair sur l’icône de Tibhirine. Que nous est-il alors dévoilé plus clairement? Jésus y est montré debout, pas affaissé ou arqué, mais droit verticalement, et les bras étendus à l’horizontale. A la place habituelle des clous, sont peintes des étoiles de lumière. Le Christ n’a aucune trace de blessure ou de souffrance, pas de plaies ouvertes d’où s’écoulerait du sang. Il est vêtu avec une tunique blanche et un drapé rouge. Sur cette croix, Jésus est vivant, avec les yeux ouverts et les mains tournées vers le haut. Mais s’il n’est pas cloué sur la croix, il ne s’appuie pas non plus sur ses pieds. Il semble plutôt que Jésus soit emporté vers le ciel, élevé par le haut, Christ glorieux, triomphant, Ressuscité, en Ascension!
Christian de Chergé superpose donc la croix de chair de la crucifixion et le Christ qui monte aux cieux de l’Ascension. Le Christ crucifié est élevé par Dieu, et celui qui est élevé a toujours les bras étendus. Finalement, celui qui est au premier plan est le ressuscité.
C’est le même mystère d’amour qui nous est donné à contempler sur la croix et à l’Ascension, comme dans le verset de l’Évangile de Jean: « pour moi, quand je serai élevé, j’attirerai à moi tous les hommes» (Jn12, 32). Le Christ livré pour la multitude attire l’humanité tout entière et l’introduit dans la gloire de Dieu dans un même mouvement. Par l’Ascension «notre chair est introduite dans le milieu divin du Verbe»: «devant moi, tu as ouvert un passage»! En étant associé au mystère de l’Incarnation achevé par l’Ascension, nous devenons pleinement fils et filles de Dieu dans le Fils Bien-Aimé, nous avons accès au Père. «Nous avons ainsi, frères, pleine assurance d’accéder au sanctuaire par le sang de Jésus. Nous avons là une voie nouvelle et vivante, qu’il a inaugurée à travers le voile, c’est-à-dire par son humanité.» (He 10, 19-20)
N’oublions pas que l’ami soufi avait suggéré l’existence d’une troisième croix. Le prieur de Tibhirine avait développé cette idée: «Cette troisième croix, n’était-ce pas moi, n’était-ce pas lui, dans cet effort qui nous portait, l’un et l’autre, à nous démarquer de la croix de « derrière », celle du mal et du péché, pour adhérer à celle de « devant », celle de l’amour vainqueur.» Cette troisième croix, qui fait adhérer à la croix de devant, est reconnaissable quand l’amour recouvre la haine, quand le pardon passe par dessus la vengeance, quand le projet de Dieu de rassembler l’humanité commence un tant soit peu à se réaliser.
Nous avons tellement l’habitude de penser qu’il nous faudrait porter notre croix comme un fardeau, que prendre sa croix est un «un programme de vie morale … un peu masochiste», «comme si l’instrument du supplice qu’est la croix était la façon de faire de Dieu!» Mais nous sommes invités à ouvrir les bras, et «si j’ouvre les bras, je revêts le Christ, c’est lui qui me sous-tient … j’ouvre les bras, je suis la croix vivante».
C’est à cette croix qu’il faut nous convertir pour «donner à notre vie sa plus grande ouverture et sa véritable trajectoire, l’ascension». La croix de derrière nous fige dans la mort, mais la croix de devant nous établit dans la vie. Le disciple de Jésus adopte l’attitude du Fils, les bras ouverts vers ses frères, pour rejoindre le Père, à la suite du Fils qui a ouvert le passage.
D’après Anne-Noëlle Clément, Avril 2012
Homélie pour la fête de la croix glorieuse, 14 septembre 1993.